Il fallait qu’il « L »’attrape. C’était une question de vie ou de mort. Il ne devait plus échouer. Heureusement Georges avait été sportif étant jeune ; et il avait toujours su conserver une bonne forme physique. Il « La » vit entrer dans un immeuble, par la porte d’entrée que poussait avec beaucoup de peine une vieille dame. Il s’y engagea sans hésiter, lui et ses larges épaules, bousculant la malheureuse qui passerait la soirée à l’hôpital au lieu de pouvoir gâter son petit-fils. « Elle » se déplaçait vite, mais Georges donnait tout ce qu’il avait en lui pour ne pas « La » perdre de vue. Seule une respiration plus rapide et sonore trahissait sa quarantaine entamée. Il grimpa les marches de l’escalier quatre à quatre, jusqu’au cinquième étage et atteignit la porte du toit, qui venait tout juste de se refermer. Par chance elle s’ouvra sans broncher. Ne pas « La » laisser s’échapper. « Elle » était son unique solution, son tremplin vers sa rédemption. Il le savait. « L »’attraper, c’était sa seule option. Pas d’alternative. Il s’élança sur la courte distance qu’il y avait entre cette porte et le bord du toit, bouscula sèchement un jeune homme pas bien grand que son champ de vision n’avait pas remarqué, et termina par un magnifique plongeon sur « Elle ».
Mais tout ce qu’il attrapa, ce fut le vide, suivi de très près par le toit d’un grand monospace.
*
Arnaud tente de se relever. Sans succès. Le choc a été brutal. Et son mal de ventre le cloue au sol. Ses hallucinations se sont calmées, et il profite d’un court répit – sa douleur semble s’être absentée – pour hisser ses soixante kilos sur ses deux jambes et avancer, en titubant. Il retourne vers la porte du toit, et l’atteint avec difficulté. Il l’ouvre et se retrouve dans la cage d’escalier. Trois étages à redescendre. Mais pourquoi était-il monté jusque là-haut ? Le changement de température le fait frissonner. Et il tombe à nouveau. Il n’est pas sûr d’y arriver. Non, en fait, il est même certain de ne pas en être capable. Il s’évanouit.
Sa douleur le réveille, accompagnée de vomissements et d’une toux terrible. Il parvient tout de même à descendre un étage. Il lui aura fallu du temps et des efforts douloureux. Il n’en peut plus. Alors, épuisé, il s’arrête au quatrième étage, pousse la porte coupe-feu, qui ne s’ouvre pas. Soudain, sans qu’il ne sache pourquoi, elle envahit ses pensées. Elle était si douce. Alors, dans un effort surhumain qui l’anéantit, il la pousse plus fort et se retrouve dans un couloir. Trois appartements. Trois options. Il vomit devant l’une des portes, et du coup, s’avance jusqu’à la suivante pour sonner. La porte s’ouvre immédiatement, et il a seulement le temps d’apercevoir un homme aux cheveux courts et bruns, d’une trentaine d’années, une valise cabine à la main et une sacoche d’ordinateur à l’épaule, avant de s’écrouler à ses pieds pour se vider encore une fois, inconscient.
*
Le SAMU était déjà arrivé depuis quelques minutes. Soudain, la porte d’entrée de l’immeuble s’ouvrit, et les secouristes en sortirent, portant un brancard. Un jeune homme pâle aux cheveux longs, de taille moyenne, s’y trouvait allongé, inerte. Il ouvrait une paupière de temps en temps, et continuait à vomir en s’étouffant. Alain, qui suivait derrière, était sous le choc. Son visage habituellement sérieux était grave. Il en avait même oublié ses bagages en haut, devant la porte de chez lui, qu’il n’avait même pas pensé à refermer. A côté du brancard maintenant vide, Alain était perdu dans ses pensées. Les infirmiers avaient chargé Arnaud dans le véhicule garé en double file, portes arrière grandes ouvertes. Le verdict des secouristes ne semblait pas définitif, mais cela faisait bien longtemps qu’ils ne s’étaient pas trompés. « Intoxication alimentaire ». Alain, derrière la porte de la camionnette, côté rue, avait l’esprit en ébullition. Il ne parvenait plus à concentrer ses pensées. Il était tétanisé par ce qui venait de se dérouler sous ses yeux. Son corps raidit par l’émotion l’avait abandonné pour un instant. Ses sens fuyaient. Il n’entendit même pas la sirène d’une deuxième ambulance arrivant au loin dans la rue, qui fit un écart pour éviter la portière ouverte et Alain juste derrière elle. Quand un secouriste referma la porte, il lui fut impossible de réagir à la vue du camion qui suivait le véhicule d’intervention de très près, roulant vers lui à vive allure.
*
Il est encore en retard. Cinq fois cette semaine. Il avait décidé qu’il n’y en aurait pas de sixième. Le trafic n’y était pas pour grand-chose. Aucune grève dernièrement. Plutôt étonnant. Seulement un psychopathe qui le harcelait sur son téléphone professionnel. Depuis huit jours, c’était des insultes, des mots doux, des menaces et des excuses qu’il entendait la plupart du temps lorsqu’il répondait à son téléphone portable. Parfois masqué, parfois différent, il ne pouvait se permettre de ne pas prendre un appel qui pourrait être important. Alors il décrochait. A chaque fois. De jour comme de nuit. Il n’en pouvait plus. Il dormait mal, et la sonnerie de son téléphone le stressait au plus haut point. Il avait finit par céder, et demander à changer de numéro, mais on lui avait dit que ce ne serait effectif que dans une semaine. Son patron lui avait déjà fait remarquer les trop nombreux retards de livraison qu’il avait eus récemment.
Encore absorbé par ses pensées, il profita d’une ambulance qui ouvrait la voie pour accélérer et engager son camion derrière elle. Cela lui permettrait de gagner cinq minutes. Peut-être trois. La rue était étroite, et c’était tant mieux : pas besoin de se soucier des piétons qui traversaient n’importe comment ni des automobilistes garés qui quittaient leurs places sans prévenir. L’ambulance ralentit. Son téléphone sonne. Il sursaute, freine légèrement. Est-ce qu’il répond ? Il le regarde vibrer dans l’espoir de lire le numéro d’appel. L’ambulance le distance de nouveau, alors il accélère. Elle se déporte sur la gauche, et il aperçoit au dernier moment le véhicule du SAMU garé en double file face à lui, à droite dans la rue, ses portes arrière ouvertes gênant la visibilité. Il peut passer. Tout juste, mais il y a la place. Il serre à gauche, ralentit encore. Le téléphone sonne toujours. Il y jette encore un coup d’œil, craintif. Les portes du SAMU stationné se referment, et il se replace plus confortablement dans la rue avant d’accélérer, observant davantage son portable qu’Alain debout dans la rue, immobile, silencieux, et dont le regard ne pouvait se détacher de l’homme couché sur le brancard, mourant.
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Georges n’avait pas réussi à « L »’attraper. Mais il n’avait pas raté la voiture. Il entendit son propre souffle, et en déduisit qu’il n’était pas encore mort. Dans un dernier effort, il entrouvrit ses paupières. Tout ce qu’il vit fut un camion roulant un peu trop vite, croiser un véhicule stationné, gyrophares allumés, puis percuter de plein fouet un homme qui n’avait pas eu l’air de se rendre compte du danger. Et c’était fini.
*
Il avait à peine entendu les secouristes se parler entre eux. Arnaud avait tout de même entendu les mots « intoxication alimentaire ». Les yeux encore ouverts, ce qu’il vit le conforta dans l’idée que ses hallucinations avaient recommencé. Un homme gisait sur le toit d’une voiture, ensanglanté, au bout de la rue. Dans une position peu naturelle, il relevait ses paupières par intermittence. Et puis il ne les releva plus. « Putain de lait » pensa Arnaud. Et il tourna de l’œil, pour la dernière fois.
*
Ce n’était pas juste. Ni injuste. Aucun n’avait fondamentalement mal agit, ou prit des décisions avec de mauvaises intentions.
C’était juste ce qu’on appelait la vie – et la mort. Et s’ils avaient pu connaitre le dénouement de cette journée, peut-être auraient-ils fait des choix différents au cours des jours précédents ; pris d’autres décisions. Mais « si » n’existe pas.
(…)
Novembre 2011.
Pour lire la suite de cette nouvelle de 40 pages, contactez-moi : nicolas@gutron.fr
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