Michel.

Michel valida l’édition du lendemain matin, après l’avoir étudiée minutieusement. Depuis toujours, il était perfectionniste. Il ne tolérait pas le satisfaisant, et encore moins la médiocrité. Il avait inscrit tous ses commentaires et notes de censure à même le papier, à l’aide d’un stylo. Il était le seul à disposer d’une version imprimée des informations d’intérêt général de Quotidia, comme à l’ancienne. Caprice d’un petit homme au grand pouvoir, ou nostalgie des temps plus difficiles où l’hégémonie des quotidiens d’information subissait les assauts répétés d’un nouveau média – Internet –, qui apporta à la liberté d’expression sa simplicité et son accessibilité.

Fort heureusement, cela ne dura qu’un temps relativement court. Après quelques dizaines d’années passées à constater son déclin, la presse réalisa d’abord que la compétition au sein d’un même média – le journal – consumait les forces nécessaires pour combattre l’émergence de nouveaux venus. Alors pour la France, Globe Presse fut créée. Son siège social fut placé à Sophia-Antipolis, avec Michel à sa tête. A force de tentatives vaines pour se diffuser sur Internet, le consortium eut bien plus de succès en y investissant et nouant des partenariats avec Google, Wikipedia, Twitter, Facebook, Youtube, Knowtex, etc. Les sites d’information publiés par Globe Presse étaient devenus les plus visibles sur la toile, effaçant les blogs des indépendants et autres leaders d’opinion qui n’avaient pas rejoint la maison mère.  Ce pseudo contrôle devint suffisant pour lancer un produit révolutionnaire : Quotidia. Un support interactif tactile semi-rigide au format A4 sur lequel se télécharge et s’affiche l’information en continu, composée d’articles du réseau Globe Presse (une couche commune pour l’information d’intérêt général, puis des articles plus spécialisées de la presse locale ou nationale, selon les centres d’intérêts définis par son lecteur), de n’importe où et à tout instant. A peine plus lourd qu’un magazine. Et tellement plus facile d’échanger ses opinions. Un abonnement mensuel raisonnable donnait droit à cette tablette ainsi qu’à l’accès à la base de données de Globe Presse. Toute l’information, sur le bout des doigts. Et accessoirement, Quotidia possédait les mêmes fonctionnalités qu’un ordinateur. L’engouement fut total. Le reste d’Internet continua d’exister. Il devint juste inutile. Sans voix.

Michel replia son quotidien annoté, d’un gris parfaitement coordonné avec ses cheveux courts. Il effleura son bureau d’un doigt, et une employée entra. Elle saisit le support fragile en papier de synthèse, et disparut aussi vite qu’elle était entrée. Son bureau changea d’intensité lumineuse tout en émettant une douce mélodie répétitive. Il le toucha du doigt pour prendre l’appel visuel.

Son visage était grave. Selon sa source, ils étaient prêts et déterminés. Il allait devoir mettre son plan à exécution plus tôt que prévu.

Gaya.

Gaya relut son article. Cette fois, elle était bien décidée à aller jusqu’au bout. Il lui manquait encore quelques éléments, puis elle pourrait le diffuser. Surtout ne pas se précipiter, continuer à agir discrètement et méticuleusement. Les faits parlaient pour elle. Ils ne pourraient rien contre elle. D’un coup, Gaya inspira une bouffée d’air, et se sentit revivre. La tête remplie d’un optimisme presque arrogant, elle jeta un coup d’œil par le hublot de la pièce. La Terre était bien là, au loin. Elle prendrait la navette de 15h20 pour se rendre à son rendez-vous. Une autre interview d’un scientifique de l’ombre. Un autre sujet passionnant.

Elle se rappelait souvent ses cours d’histoire sur l’ère numérique ; cette bouffée de liberté qu’apporta Internet dans les premières dizaines d’années de son existence. Elle espérait tellement pouvoir vivre ça. Et si elle était aussi optimiste, un peu trop peut être, c’était parce qu’Orbidia était opérationnel, depuis quelques années. Une naissance similaire à celle d’Internet en de nombreux points. Un nouveau réseau que Global Presse ne pouvait contrôler. Personne ne pensait qu’il pourrait devenir un média sérieux. C’était tellement loin d’eux, de leur monde.

Gaya allait se servir de ce moyen de communication émergeant pour dénoncer les pratiques de Globe Presse. Un énorme scandale en perspective. Elle enfila sa veste, attrapa ses affaires avec son cahier de notes et quitta son appartement. Elle marcha quelques centaines de mètres le long d’un couloir légèrement éclairé, puis monta dans le tram suspendu. La douceur et le silence de la sustentation magnétique berçaient les usagers du wagon. En quelques minutes, elle avait parcouru la centaine de kilomètres qui la séparait de la station la plus proche qui assurait la liaison avec la Terre. Elle se fit servir un café à table, en attendant. Cela ne l’enchantait guerre de quitter le monde libre pour redescendre dans l’empire de Globe Presse, mais utiliser les télécommunications était devenu trop dangereux. Se faire repérer était la dernière chose dont elle avait besoin. Et pourtant, si elle avait été moins absorbée par ses pensées, si elle avait tourné sa tête légèrement sur sa droite, elle aurait aperçut une femme. Une femme qui marchait dans l’ombre du couloir depuis que Gaya était sortie de chez elle, qui se trouvait dans le même wagon, et qui était assise quelques tables plus loin. Mais toute son attention était focalisée sur son but et les moyens de l’atteindre. Sa navette partait dans vingt minutes. La femme remarqua le précieux cahier quand Gaya l’ouvrit rapidement pour y ajouter quelques notes. Elle sourit. Le meilleur moyen de ne pas se faire repérer. Un sourire amer. C’était donc pour ça qu’ils n’arrivaient pas à mettre la main sur le dossier tant convoité ; rien n’était conservé sous forme numérique. Ingénieux autant qu’avant-gardiste.

Anouck.

Pendant un court instant, Anouck resta dubitative en relisant le compte-rendu de son expérience. Pourtant elle l’avait envisagé. Un sentiment de déjà-vu l’envahissait, et un frisson lui parcourra le corps. Sa chevelure rousse glissa sur sa blouse blanche. Elle transpirait. Elle pleura, mais impossible de savoir si c’était de joie, de désespoir ou de fierté. D’un scintillant reflet vert, la larme perdit de son éclat à mesure qu’elle coulait le long de ce visage, se frayant un passage entre le maquillage et les légères tâches de rousseur ; pour finalement venir s’éclater sur le bureau. Une autre, plus aventureuse, glissa plus bas puis disparut dans le col de sa blouse. A cette heure tardive, elle était seule dans son laboratoire scientifique. Elle devait recommencer, par devoir. Une nuit blanche qui allait peut-être sauver l’humanité. La pleine lune semblait pleurer elle aussi.

Tout le monde en avait bien profité. L’électricité sans fil fut d’abord un concept prometteur, avant de devenir une technologie incontournable et acquise. Une couverture mondiale qui rivalisait avec les réseaux de téléphonie mobile. Un service national orchestré par quelques compagnies internationales spécialisées, et financé par une taxe individuelle indexée sur les revenus. A peine dépollué que l’on charge et recharge l’air de particules électriques capables de venir se fixer sur nos appareils qui du coup s’affranchissent des batteries ainsi que des chargeurs et de leurs adaptateurs. L’autonomie devient un concept dépassé, voire aberrant. Dans le même temps, quelques phénomènes météorologiques anormaux se produisaient. Très rarement. Puis un peu plus souvent ; des tempêtes foudroyantes, surtout.

Anouck annotait tous ses résultats. Elle avait enfin éliminé le doute qui refusait de la quitter. Des mois à travailler sur ce projet et enfin, elle était presque en mesure de parfaire sa démonstration. Une aube nouvelle venait de se lever. Une mission lui avait été confiée : révéler sa découverte au monde, par tous les moyens et au péril de sa vie. Elle copia tous les fichiers sur une puce sécurisée, les supprima de son poste de travail ainsi que du réseau du labo, et prit le chemin des bureaux de Globe Presse. Il lui fallait juste faire un détour par chez elle pour se changer et manger un peu. Histoire d’être présentable et convaincante. Cela ne lui avait jamais posé problème d’utiliser son charme comme arme de persuasion complémentaire. Le mascara et les escarpins pour retenir toute l’attention ; et les neurones faisaient le reste.

Jean-Claude.

Finalement, vers 16h et pour la première fois de la journée, Jean-Claude se leva de son bureau, bien décidé à tirer cette affaire au clair. Plus de quatre ans qu’il était à son bureau toute la journée, trop occupé à abattre son travail administratif pour se rappeler ses glorieux états de services. Mais terré derrière ses propres arguments qui l’avaient convaincus jusqu’à aujourd’hui, il se contentait de son sort. Rien n’était plus comme avant. Il ne se sentait plus dans le coup. La retraite arrivait à la fin de l’année. Il était trop vieux pour ces conneries. Du moins jusqu’à maintenant ; il avait quelques pistes, et pour la première fois en presque cinq ans, il entendit s’élever en lui un son à peine audible. Son instinct s’était réveillé et tentait de se faire entendre. C’était maintenant ou jamais.

Comme si la Terre n’était déjà pas un assez vaste territoire pour faire la chasse aux criminels, voilà que depuis une vingtaine d’années on vivait également autour de notre planète, dans des cités orbitales. Il n’avait jamais compris l’intérêt d’aller là-haut s’enfermer dans de petits espaces, ne pouvant qu’observer de loin l’immensité et la diversité de notre planète – leur planète. Ils pouvaient faire tenir le monde entre leur pouce et leur index, mais ne pouvait sentir les caresses du vent, la chaleur du soleil ni entendre le crépitement de la pluie qui tombe, les coups de tonnerre. Il est vrai que c’était aussi cet exode qui avait permis à la Terre de respirer. L’utilisation des forces de sa rotation, son champ électromagnétique et du soleil combinée à l’essor des énergies renouvelables, du stockage en masse de l’électricité ainsi que la dépollution totale des centrales à énergies fossiles et nucléaires encore en activité avaient permis dans un premier temps de maintenir les émission à un taux constant, puis de les diminuer. L’électricité sous toutes ses formes animait l’humanité. Et chaque nouvelle technologie apportant son lot d’armes ingénieuses, deux étaient née : l’arc électrique et le jet d’air pulsé. Elles ont quasiment totalement remplacé les traditionnelles armes de jet, pour une seule raison : pas de projectile et donc extrêmement difficile de relier un tir avec son tireur. Mais, bien moins puissantes, certains nostalgiques leur préféraient celles qui envoyaient des balles ; bruyantes, perforantes, explosives, efficaces, accablantes. Bref, c’était l’affaire des accros à l’adrénaline.

Assez de conneries. Il chassa toutes ses pensées d’un seul coup de volonté. Durant un bref moment, il s’était retrouvé. Alors sans hésiter, il saisit l’instant ; ouvrit le tiroir pour prendre son arme – pas l’une de celles que l’on ne pouvait identifier, mais qu’importe –, et quitta son bureau, puis sortit du bâtiment du siège de commandement de la police terrestre. Il ne pouvait se douter qu’il n’y reviendrait jamais. En passant la porte, il se remémora les meilleurs moments de ses états de service, il y a déjà plus de dix ans. Réflexion ; instinct ; action ; efficacité. Voilà ce qui lui manquait. Et l’enquête qu’il avait l’intention de reprendre pour mener jusqu’au bout lui promettait au moins tout cela, si ce n’était plus. Sophia-Antipolis l’attendait ; c’était la prochaine étape. Il allait redevenir lui-même. Faire un dernier come-back. En beauté.

(…)

Juin 2011.

Pour lire la suite de cette nouvelle de 16 pages, contactez-moi : nicolas@gutron.fr


Nicolas Gutron

Ecrivain en herbe fraîche, compositeur aux oreilles décalées et photographe amateur. Et le reste du temps, responsable communication digitale. En quelques mots, quelques notes et des pixels...

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