Des ronds dans l’eau

C’était ici. L’une de ces maisons en briques rouges était leur siège. Un froid glacial envahissait Montréal et la 2ème avenue n’y échapperait pas. De simples escaliers en métal allaient peut-être me mener vers un monde meilleur.

J’attendais Alexandre Meunier, assis sur une chaise, en face du secrétaire qui, de son bureau, me lançait de brefs regards, par-dessus son écran. Dehors, le froid menaçait vainement le double vitrage épaulé par un chauffage redoutable. Meunier vint me chercher en personne. Il me tendait une main sûre d’elle, rassurante et engageante qui, alors que je la lui rendais, n’entama pas mon courage d’aller jusqu’au bout de ma démarche. Un léger sourire épousait son bouc discret. Des lunettes rectangulaires sans monture surplombaient ses joues rebondies et étaient dominées par une chevelure brune courte à peine bouclée. Son amabilité le précéda jusqu’à son bureau, un sobre espace qui mettait en avant l’organisation pour laquelle il était si fier de travailler. One Drop était mondialement connu et reconnu pour ses actions en faveur de l’accès à l’eau et de l’assainissement. Je m’attendais à une introduction un peu classique ; en fait je fus surpris par son entrée en matière, calme et posée.

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Pour la science !

Michel.

Michel valida l’édition du lendemain matin, après l’avoir étudiée minutieusement. Depuis toujours, il était perfectionniste. Il ne tolérait pas le satisfaisant, et encore moins la médiocrité. Il avait inscrit tous ses commentaires et notes de censure à même le papier, à l’aide d’un stylo. Il était le seul à disposer d’une version imprimée des informations d’intérêt général de Quotidia, comme à l’ancienne. Caprice d’un petit homme au grand pouvoir, ou nostalgie des temps plus difficiles où l’hégémonie des quotidiens d’information subissait les assauts répétés d’un nouveau média – Internet –, qui apporta à la liberté d’expression sa simplicité et son accessibilité.

Fort heureusement, cela ne dura qu’un temps relativement court. Après quelques dizaines d’années passées à constater son déclin, la presse réalisa d’abord que la compétition au sein d’un même média – le journal – consumait les forces nécessaires pour combattre l’émergence de nouveaux venus. Alors pour la France, Globe Presse fut créée. Son siège social fut placé à Sophia-Antipolis, avec Michel à sa tête. A force de tentatives vaines pour se diffuser sur Internet, le consortium eut bien plus de succès en y investissant et nouant des partenariats avec Google, Wikipedia, Twitter, Facebook, Youtube, Knowtex, etc. Les sites d’information publiés par Globe Presse étaient devenus les plus visibles sur la toile, effaçant les blogs des indépendants et autres leaders d’opinion qui n’avaient pas rejoint la maison mère.  Ce pseudo contrôle devint suffisant pour lancer un produit révolutionnaire : Quotidia. Un support interactif tactile semi-rigide au format A4 sur lequel se télécharge et s’affiche l’information en continu, composée d’articles du réseau Globe Presse (une couche commune pour l’information d’intérêt général, puis des articles plus spécialisées de la presse locale ou nationale, selon les centres d’intérêts définis par son lecteur), de n’importe où et à tout instant. A peine plus lourd qu’un magazine. Et tellement plus facile d’échanger ses opinions. Un abonnement mensuel raisonnable donnait droit à cette tablette ainsi qu’à l’accès à la base de données de Globe Presse. Toute l’information, sur le bout des doigts. Et accessoirement, Quotidia possédait les mêmes fonctionnalités qu’un ordinateur. L’engouement fut total. Le reste d’Internet continua d’exister. Il devint juste inutile. Sans voix.

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Une dernière recherche

Etats-Unis, le lendemain du Search Out. Il ne souriait plus. L’instant d’après, il embrassait à pleines dents la batte de baseball que lui tendit son agresseur. Sa mâchoire se brisa sous le choc, il perdit connaissance et tomba à terre sur le trottoir du célèbre boulevard. Sa main droite vint se poser sur l’étoile de Dean Martin. Une détonation se fit entendre, l’agresseur lâcha sa batte, pencha la tête vers son torse baigné de sang, et s’écroula sur sa victime. Une scène commune en cette journée historique. La police faisait de son mieux pour gérer cette situation sans précédent, ce qui impliquait de tirer à vue quand c’était nécessaire. Le jeune policier n’avait encore jamais tiré sur quelqu’un, et le temps que quelques frissons glacés lui parcourent le corps de haut en bas, il sentit une douleur vive à la nuque. Ses frissons disparurent avec son dernier souffle. D’abord il y eut des agressions, des meurtres, puis les premiers suicides apparurent. Du haut de ses 164 mètres, la Tour Eiffel observait cette ville étouffée par la violence. En fin de compte, la débauche lui allait mieux. « Whatever happens in Vegas… ».

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Rencontre à Oxford Circus

On leur avait pourtant dit de faire des efforts, de devenir des éco-citoyens, de privilégier les moyens de transport « propres ». Mais la circulation routière continuait à cracher ses émissions polluantes, tout comme la télévision à cette époque. On les avait prévenus qu’il fallait se mettre à produire de l’électricité sans rejets néfastes pour l’environnement. Mais les centrales à charbon s’époumonaient encore à travers le monde. Et on leur avait demandé de recycler, réparer, récupérer. Mais les déchets s’entassaient sereinement là où ils ne gênaient personne. Finalement, la prise de conscience collective a émergé sérieusement vers 2050, grâce à quelques excellentes campagnes de communication  d’associations militantes. Ou bien était-ce à cause de leurs actions raisonnables autant que percutantes auxquelles adhéraient de plus en plus de citoyens ? Peu importe, ensuite, les politiques ont suivi le mouvement ; ils n’avaient plus le choix face à ces déferlantes vertes soutenues par leur électorat. Persuader et manipuler un peuple était une chose ; s’y opposer en était une autre. Il était temps de prendre le train en marche, et de suivre tous ensemble cette majorité de citoyens engagés pour une gestion durable de notre planète. Nous étions mûrs.

Le transport aérien fut modernisé avec une flotte d’appareils hybrides, peu de temps après que le trafic mondial ait été réduit de 25%. Une fois régulé et contrôlé par les états, le marché fut d’abord saturé, puis la demande finit par s’adapter à l’offre. Et finalement, les premiers appareils à moteurs électriques assuraient des liaisons domestiques. Maintenant, les grandes villes étaient fermées à la circulation routière privée. Seuls les services publics, transports en commun inclus et les services de livraisons y circulaient, et uniquement en véhicules électriques. Les tramways arpentaient librement les métropoles et transportaient sereinement leurs millions de piétons, l’air de rien.

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Une nuit à Kensington

L’automne. Londres. Ses vastes parcs parsemés d’une teinte rougeâtre, par endroits. Une gamme de couleurs unique. Un décor envoûtant. Et un peu sanglant, parfois. La venue du soir assombrit de belles maisons victoriennes régulièrement alignées dans une rue de Kensington. Impeccablement blanches. Un peu trop, peut-être.

La lumière rougeoyante tamisée à une fenêtre, à peine plus haute que la rue, éclabousse la nuit. Les rideaux pourpres semi-opaques sont surpiqués de fins motifs dorés. Ils ondulent voluptueusement derrière la fenêtre entrouverte.

Un coup de vent plus violent que les autres écarte les rideaux et révèle la pièce. Le luxe se respire partout; dans ce mélange coloré d’or et de rouge qui éclabousse la pièce, trop ostentatoire ; dans ses nouveaux sous-vêtements, trop brodés ; dans le somptueux costume clair qu’il portait encore il y a quelques minutes, trop ajusté ; dans l’étreinte qui mélange leurs parfums, trop endiablée.

Ils se retournent, laissant découvrir l’alliance de la femme, tout à fait du style de la décoration. Aucun doute, elle habite ici.

Leurs baisers sont tendres mais passionnés, presque amoureux. Alors qu’ils se dirigent vers le lit, enlacés, l’absence de bague au doigt de l’homme n’est pas vraiment une surprise.

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Prise de conscience

Avant de traverser, elle regarda bien à droite, à gauche, puis s’engagea avec son caddie. Il y avait beaucoup de monde au marché aujourd’hui. Ce n’était pas facile pour une vieille dame comme elle. Elle rentrait à chaque fois épuisée, mais tenait absolument à ce petit plaisir, symbole d’une autonomie dont elle était fière. Bien engagée sur le passage protégé, elle pensa à son petit fils. Quel cadeau allait-elle lui offrir cet après midi ? Soudain, elle entendit comme un sifflement, releva la tête, mais c’était trop tard pour l’éviter.

Elle fut tuée sur le coup. La chose volante aussi. Un bruit sourd de chair pénétrée, et en un battement d’aile, c’était terminé. Elle ne verrait pas son petit fils cet après midi, et elle n’aura pas besoin de se creuser la tête pour son cadeau. La chose ne reviendra pas parmi les siens.

Encore une urgence. A deux pâtés de maison d’ici. Loïc remis son casque, monta dans le camion et démarra, sirène rugissante.

C’était devenu la routine.

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En un mot

« Une lettre. Un mot. Et enfin, j’aperçois une phrase daignant se coucher devant moi. Sans arrières pensées. Un début. Le commencement. Pas terrible comme entrée en matière, mais il fallait bien commencer par quelque chose. Alors voici se prostituant pour moi, ces quelques mots couchés sur cette page que vous êtes en train de lire. Ou pas. Peu importe. »

Nicolas relut son introduction, sceptique. Il ne trouverait probablement personne pour partager son texte. Mais chaque chose en son temps ; il fallait déjà qu’il arrive jusqu’au bout de son projet. Il avait fait le plus dur ; il s’était lancé. Plus question de revenir en arrière maintenant. Parvenant à sortir de ses pensées un court instant, il cliqua sur le bouton « publier ». Et ça y était : son blog était maintenant publié, et il pouvait être lu par, potentiellement, environ deux milliards d’individus. A ce moment là, il se sentit fort, puissant et important. Il twitta à propos de son blog, puis partagea l’information sur Facebook et Knowtex.

Il avait prit part à quelque chose de plus grand que lui, qui le dépassait complètement. Mais qui lui donnait une raison de vivre et de se battre. Durant toute son existence, il avait toujours fait tout ce qu’on lui avait ordonné, sans jamais remettre en question, sans jamais même se demander ce que lui voulait faire. Aujourd’hui, c’était l’heure de sa revanche. Publier son blog offensif. Puis accepter d’en payer le prix fort ; mais la force de quelques mots est parfois étonnante.

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A l’origine

La porte s’ouvre. Enfin. J’étais sur le point de repartir… Ou d’enfoncer la porte. Je ne parvenais pas à trancher.

Un type dans la quarantaine, mal rasé et à l’air peu commode me lance un « Quoi ? ». Un peu sec, mais après tout, ce gars m’a évité de prendre une décision difficile. « Bourg-en-Bresse » A peine ai-je prononcé ce nom, qu’il recule et referme la porte en marmonnant « Dégage ». Mes Timberland n’en sont pas à leur première porte retenue. Un coup d’épaule, la porte se rouvre en grand, le type, qui ne s’attendait pas à une telle réaction, est bousculé. Je l’aide dans sa chute en le poussant en arrière. Une fois la porte refermée, je reprends la discussion en sortant mon couteau suisse, alors qu’il s’est assis par terre. Pendant que je cherche la lame, il esquisse un léger sourire, nerveux sans doute, qui disparaît aussitôt que la lame vient se planter dans sa cuisse. « Je t’écoute ». Je commence à tourner mon couteau dans sa plaie afin de m’assurer que je capte toute son attention et son sérieux.  « Putain je m’attendais pas à te rencontrer. Je n’y étais pour rien, tu t’adresses à la mauv… ». Un cri s’échappe. Le premier. Il avait réussi à rester silencieux jusqu’ici, la surprise lui ayant fait oublier sa douleur. La lame a fait un tour sur elle-même, sa blessure saigne abondamment, et le bruit mat que je viens d’entendre c’est son corps inconscient qui s’est affalé par terre. Il est maintenant allongé sur le lino de l’entrée, sa jambe baignant dans une flaque de sang.

Un lino lavande. Dommage, ça jure un peu. En revanche son sang est assorti avec un meuble rouge du salon que l’on entrevoit. Encore que. Non, décidément, cet homme a mauvais goût.

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Rendez-vous en ville

Un coup d’œil à gauche. A droite. Toujours personne. Uniquement les formes des immeubles en ruines que l’on devine sous cette brume légère mais immobile, chargée de poussière noire. Pas de soleil, pas de ciel, mais une lumière grise blafarde. Et cette odeur étouffante, un subtil mélange de métal chaud et de remontée d’égout. Oppressant. C’est un quartier qui n’a vraiment pas été épargné. Plus aucun bâtiment n’a gardé un semblant de dignité. Des étages entiers tombés ; les façades usées, parfois même éventrées ; plus aucune rue sans débris ni bitume en bon état. Des blocs de béton à terre ou encore timidement retenus par leur structure métallique rouillée. Ils tombent parfois, soulevant une masse de poussière qui vient s’ajouter à cette brume persistante. Et lorsque parfois elle se dissipe pour quelques instants, comme si elle reprenait son souffle, c’est pour laisser place à un paysage de ville abandonnée, délabrée et déserte. Et elle qui n’apparaît toujours pas.

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